La valse des tambours

La valse des tambours et une nouvelle courte écrite en 2015, en lecture libre sur cette page. Bonne lecture !

Il fait nuit. Je rentre chez moi. Dans ma vieille voiture cabossée, je roule sur une route départementale à flanc de montagne, et je marmonne après ma vie de merde. J’en ai marre. Il pleut et la visibilité est mauvaise. Je me coltine un temps tellement pourri que la radio n’émet plus qu’un grésillement insupportable. Pourquoi faut-il que je vive dans un coin aussi paumé ? Je dois me taper un quart d’heure de route pour trouver un malheureux bar. En plus, vu le genre de loustics qu’on y rencontre, ça vaut vraiment pas le coup. Ma chemise sent encore la clope et j’ai horreur de ça. À ma gauche défile un talus bordé de pierres pour éviter que les éboulis n’aillent jusqu’à la route, à ma droite, une forêt descend en pente douce. Bref, des cailloux, des arbres, des cailloux, des arbres, des arbres, quelques cailloux et ô surprise, encore des arbres. C’est vraiment une soirée de merde. J’ai hâte de rentrer à la maison, même si rien de bien joyeux ne m’y attend. J’essaye de me calmer, puis je repense au bar.
« Bordel de connard de merde ! »
Oui je dis des gros mots et oui j’ai l’air d’une conne à balancer des insultes toute seule dans le vide. Ce blaireau de tout à l’heure, j’ai envie de l’éviscérer ! Les sites de rencontre, plus jamais ! Je tombe toujours sur des pauvres types. Ce soi-disant musicien… mes fesses ! Pas fichu de savoir à quoi sert un médiator. Je passe sous un tunnel, puis à la sortie, encore des arbres et encore de la pluie. Le mouvement alternatif des essuie-glaces achève de me vriller les nerfs. Rah, ce sale type et ses remarques à la con ! Si je le recroise je lui fais bouffer ses propres testicules. Je frappe mon volant. Il m’a rien fait mais il va payer pour les autres. Bam ! Ces putains de mecs. Bam ! Ces putains de bars. Bam ! Ces putains d’arbres… Une lumière blanche ! J’y vois plus rien !
Les phares du camion, le klaxon, le coup de volant, l’impact. En une seconde, la lumière et le vacarme m’ont crevé les sens, puis ont disparu, ne laissant que la nuit et la douleur.

En contrebas de la route, à cinq mètres au fond du ravin, la voiture est encastrée dans la végétation. Maudits arbres. Tout mon corps est douloureux. L’airbag se dégonfle lentement. Compactée entre le volant et le siège, je ne peux pas bouger. Je ne veux pas bouger, de peur d’avoir encore plus mal. Contre la nuit noire qui s’apprête à engloutir la voiture en entier, l’un des phares s’échine encore bravement à émettre un faisceau vacillant. Ici en bas, plus un son, plus un geste, rien que la pluie jouant sa mélodie en pizzicato. Le temps se suspend. Il semble s’allonger, se ralentir, comme s’il allait bientôt s’arrêter. Je vois presque la longue chute libre de chaque goutte de pluie. L’eau me ruisselle dessus à travers les restes du pare-brise. Le sang qui coule sur mon visage me brouille la vue. Ça sent la mousse et la terre mouillée. J’arrive à peine à respirer. Des éclats de vitre sont plantés partout dans ma peau. J’ai froid. Le vent fait frémir l’arbre devant moi. Ses branches ondulent en une danse lente comme pour me faire du charme.
D’accord l’arbre, je retire ce que j’ai dit tout à l’heure.
Je regarde longuement les feuilles se balancer, et j’oublie tout le reste. Peu à peu, l’arbre devient flou et s’éloigne. Le décor s’efface, la douleur aussi. Le froid grandit. Je lutte pour garder les yeux ouverts, je ne sais plus trop pourquoi. Peine perdue. L’arbre est si loin maintenant. L’obscurité s’étend, le silence se fait.

***

Loin, très loin , un bruit me parvient. C’est celui d’une percussion rythmique, grave et étouffée. Lentement, je reviens à moi. Je me sens mal. La nausée s’intensifie à mesure que je reprends mes sens. Le martèlement devient plus net, bien que toujours si lointain. C’est un tambour. Je suis allongée. Réveil difficile digne d’un lendemain de cuite, j’ai du mal à émerger. Je ne peux pas bouger, tout mon corps est engourdi et parcouru de fourmillements. J’ai l’impression tout d’abord de flotter dans du coton, puis quelques sensations me reviennent petit à petit. La surface sur laquelle je suis étendue est lisse, dure et froide. Où suis-je ? Le battement régulier que j’entends me rassure. Il est grave et profond, et son rythme m’évoque une valse lente. J’ouvre les yeux mais c’est pas mieux qu’avant, tout est flou et sombre. Il fait très froid et je commence à grelotter. Soudain je me souviens ! L’accident ! Tout revient d’un seul coup comme une décharge électrique.
Je me redresse subitement et m’emberlificote dans le drap qui me couvrait et me cachait la vue. Je suis sur une table métallique, complètement nue. La salle aux murs de carrelage blanc dans laquelle je me trouve est éclairée seulement par la veilleuse « issue de secours » au-dessus de la porte. Autour de moi il y a d’autres tables, d’autres draps, et dessous des silhouettes immobiles.

Non c’est pas possible ! J’ai atterri dans une morgue ! Je suis nue au milieu des cadavres ! Ils se sont gourés, ces cons de médecins! Ils m’ont crue morte. C’est un cauchemar !
M’enroulant dans le drap, je traverse la salle, pieds nus sur le carrelage froid. J’avance en fixant le « secours » lumineux pour ne pas penser à ce qu’il y a sous les draps et derrière les grandes portes de placard métalliques de l’un des murs.
Je me précipite vers la porte et me fige soudain. J’ai vu quelque chose, à ma droite. C’était une fraction de seconde, mais je l’ai vu. Je n’ose plus bouger. J’hésite à regarder à nouveau. Lentement, je reviens sur mes pas, et je regarde. Sur la surface réfléchissante des portes de métal, mon reflet me fait face. Un filet de sang dégouline du sommet de mon crâne jusqu’au bas de mon visage. Ma peau est livide, et parsemée de plaies et d’ecchymoses. Mais le sang est noirâtre, et les ecchymoses qui aurait dues être bleu-violacées sont brunes. Mes lèvres, elles, sont bien bleues. Seuls mes yeux, enfoncés dans leurs orbites sombres, ont encore l’air « vivants ». Je tends une main devant moi pour constater qu’elle a cette même couleur, blanc livide marquée de veines noires. Sous le choc, le drap que je tiens d’une main contre moi pour cacher ma nudité m’échappe et découvre ma poitrine.
Sous mon sein gauche, il y a un trou béant. Éberluée, je fixe bêtement ce gouffre dans mon torse, où quelque chose manque.

Je suis morte.

C’est pas possible ! Je suis en plein cauchemar ! Je manque de m’évanouir. Non ! C’est pas vrai non ! Je me mets à suffoquer et à trembler comme une feuille. Faites que ce soit pas vrai !
Les bras autours du corps, je tombe à genoux sur le sol froid. Que quelqu’un vienne m’aider ! N’importe qui ! Mais qu’est ce qui se passerait si on me trouvait comme ça ? Je vais finir dans une cage ? Disséquée ? On va me tirer une balle dans la tête comme dans les films de zombies ? Zombie… oh mon dieu j’suis un zombie ! j’ai envie de vomir mais rien ne veut sortir. Recroquevillée sur le carrelage, je ne peux plus m’arrêter de pleurer. Au bout d’un moment je perçoit à nouveau le tambour au loin. Couvert par mes sanglots, je l’avais oublié, mais il continue de frapper lentement. Je me concentre dessus et la pulsation m’apaise. Il faut que je me calme, que je me reprenne. Je ne peux pas rester là par terre. Et si quelqu’un entrait ?

Je me redresse brutalement. Je dois faire quelque chose. Rester plantée là comme une courge ne va pas m’aider. Paniquer non plus. Il faut que je comprenne ce qu’il m’est arrivé, pourquoi je suis comme ça. Un peu plus loin sur le sol, je trouve un de ces grands bloc-notes médicaux qu’on accroche au lit des malades.
« Émilie Ladre » y est écrit. C’est mon nom, en tout cas ça l’était.
Je le ramasse et me rend compte que sur chacun des corps est posée une planchette identique. Celle-ci était tombé de la table avec moi. Ce sont des données médicales et des renseignements sur mon identité. Je ne comprends pas la moitié des termes écrits, pourtant je me lance dans une lecture attentive. Je vais peut être trouver une explication, un indice qui va m’aider.
La fiche parle de l’heure de mon décès. Alors c’est ça, c’est vrai, je suis morte. Mais pourquoi une morte vivante ? Pourquoi je ne suis pas juste allongée sur ma table en fer sans me poser de question ? Pourquoi je me suis réveillée, bordel de merde ? Évidemment la fiche ne me donne pas de réponse. Ça parle juste de l’accident et de la liste des traumatismes que j’ai reçu. Merde j’ai vraiment pris cher ! Le plongeon dans le ravin m’a réduite en purée. Alors pourquoi je suis debout ? Qu’est-ce qu’il s’est passé, bon Dieu ? Je continue à chercher frénétiquement une explication dans la fiche, au cas où les médecins modernes se seraient mis au vaudou récemment.

Non mais qu’est ce que je raconte ? C’est n’importe quoi ! Les morts-vivants ça n’existe pas, je suis en train de rêver, c’est la seule explication. C’est trop irréel, pas crédible une seconde. Peut-être que je vais me réveiller dans mon lit, ou même un lit d’hôpital, je ne ferais pas la difficile. Je m’arrête soudain sur une ligne du papier qui m’interpelle. Il parle d’organe, il parle de cœur, il parle de greffe.
J’entends toujours au loin le tambour mystérieusement familier. Ce sont les battements de mon cœur. Je porte mes mains à ma poitrine pour recouvrir le trou. Il n’est plus à sa place, et pourtant je l’entends. Il continue de battre. Je ne suis pas morte. Mon cœur bat encore, là-bas au loin, dans la poitrine de quelqu’un d’autre.

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